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JOURNAL INADAPTÉ

2014-2015

Lundi.           Pardonnez ici mon indiscrétion, je projette de vous observer.

Mardi.          Il y a mon monde et vous n’en faites pas partie. Je vous hais, de fait. A priori. Mais tout n’est pas perdu, peut-être vous trouverez-vous enlacé dans un cercle de considération supérieur, au bout de ces quelques pages. Mais cela ne dépend plus de moi. Je vous prie d’accepter les excuses de mon insolence et conseille aux plus faibles de passer chemin – l’amertume qui m’habite depuis trop longtemps se doit de trouver son socle, un pied pour souffler.

Mercredi.      Est-ce (a)normal ? Est-il illogique ou même ridicule de haïr au plus profond de soi les gens dits "heureux" ? Et le sont-ils vraiment, heureux ?
Je n'ai peut-être jamais réellement souhaité l'être. Etre malheureuse ou du moins pas heureuse ne me permettrait-il pas au fond de solliciter le regard attentif mais néanmoins niaiseux de ceux qui m'entourent ? Peut-être est-ce cela. La compassion. Qui nous pousse tous à vivre au dépend des autres, qui nous invite presque malgré nous à ressentir la moindre émotion qui pourrait plausiblement se transformer en une once de bonheur. Mais je m'égare.

Jeudi.           Les films romantiques me font, à quelques exceptions mises de côté, le même effet. Ils me transforment en une loque baveuse de désespoir noyée dans sa solitude. Une heure quarante-deux de « Suis-moi je te fuis, fuis-moi je te suis » me rend méconnaissable. Les popcorns avalés un par un à la vitesse moyenne d’un escargot boiteux mettent en général tout le monde d’accord : nous sommes bloqués dans un monde de merde, où la quête du bonheur inconditionnel est devenue une norme sociale… En général, 99,9% des personnes ayant vu cette idée traverser leur esprit la noient automatiquement et tirent la chasse d’eau, sans jamais plus vouloir en entendre parler. Les 0,1% restants essayent de faire de cette phrase leur religion.
Alors, dans un élan de narcissisme pur et dur, je vous dirai donc que je fais naturellement parti des 0,1%. Oui, le narcissisme permet de penser intelligemment. Penser intelligemment, à mon sens, c’est se refuser d’entrer dans un formatage banal, hideux, celui que nous impose notre chère société corrompue.

Vendredi.      Ces pensées un peu lugubres impliquent d’être confronté à des réalités invisibles. Accepter la morosité sans que celle-ci devienne une fatalité ; en faire une échappatoire. D’ailleurs, pensais-je à cela en écrivant ? La morosité lassante de ce mémorial à pensées adolescentes ne serait-elle pas médicinale ? Peut-être. Mais je me contrains à n pas y songer. Je ne vois dans l’instant aucune utilité à écrire, mais qu’importe. Sauf peut-être convier l’âme de Monsieur Gide, que je citerai plus tard, à s’asseoir à mes côtés, pour une séance, Ô combien ennuyante – ennuyeuse ? je ne l’ai jamais su – mais Ô combien instructive. Cela ressemblerait, dans mon idéal, à un enchaînement de pleurnicheries abondantes à l’encontre de l’idiosyncrasie. J’écrivis donc cette « satire de quoi » avec l’âme de mon maître à penser.

Samedi.        Que je prévienne mon auditoire peu nombreux dès maintenant : ce recueil de foutaises ne sera rien d’autre qu’un bordel incompréhensible d’accusations inutiles et désordonnées. Ceux qui se reconnaîtront sauront donc, je l’espère, à quel point il m’était essentiel pour continuer à vivre d’exprimer mon mécontentement. En réalité, je ne suis peut-être pas aberrée par le fonctionnement sociétal français, mais seulement désolée d’y avoir été habituée. Car quoi que l’on puisse dire, nous demeurons à jamais hypocrites de faire tout ce qui nous apparaît comme « obligatoire ». Aurions-nous pu nous révolter plus tôt ?

Dimanche.    L’Homme est un animal nocif et abruti. Il est effectivement considéré comme évolué, éduqué et éducable, mais j’avoue être assez réticente à cette hypothèse, étant donné son incapacité à réfléchir par lui-même. « Un mouton en cage », me disais-je. Quel plaisir tire-t-il à se considérer comme « normal » ?

* * *

Lundi.           Et les enfants ! Ah, les enfants… Stigmatisés dès leur plus jeune âge, et à juste titre. Ce petit être si médiocre et pourtant si adoré. Content pour un rien, triste pour guère plus. Et les parents, abrutis par la soit disant beauté subjective de leur progéniture, totalement gagas. Les enfants des autres nous paraissent tous plus insupportables. Une séance de gardiennage à devenir, pour quelques heures, l’objet de convoitise de ces limaces sur pattes m’horripile affreusement. « Jeune et con » selon Saëz – mes références culturelles ne se limitent pas aux commis de l’Académie Française, à mon grand désespoir.

Mardi.          – Je me suis maintenant lancée à corps perdu dans un monde sans morale, trempé dans l’amertume –

Mercredi.     Le sentiment d’infériorité me domine depuis quelques années maintenant. Je suis constamment partagée entre la fierté et la jalousie d’appartenir à une famille nucléaire qui, objectivement, vaut largement toutes les petites cervelles médiatisées du paysage littéraire et scientifique français.

Jeudi.           J’aimerais pouvoir me venter d’être modeste. J’aimerais concilier la culture de Jean d’Ormesson et celle de Nicolas Bedos et être capable de me moquer chaque jour d’une de mes deux facettes ; être une sorte de synthèse entre le bourgeois napoléonien et le bobo houellebecqien. Etre Fabrice Luchini.

Vendredi.      J’ai accepté chaque infime détail de mon corps, presque par magie. Et puis, tout s’est effacé ; la beauté du corps, de mon corps était perdue. Et puis elle est revenue. Et puis elle est partie.

Samedi.        Pour remédier à mes pensées aussi bien utiles que morbides, j’avais imaginé des subterfuges plus ou moins efficaces. Se dire, aussi pénible que cela puisse paraître, que cette vie-là est une fatalité ; se remémorer Baudelaire, se l’approprier. S’asseoir sur une chaise de plus de cent ans d’âge, écrire ou boire. Attendre. L’Electre de Jean Giraudoux disait déjà « Le seul bonheur que j’ai connu en ce monde est l’attente. […] C’est un bonheur pour vierge. C’est un bonheur solitaire » L’attente. L’attente rêveuse, jamais triste. Nous mourrons, nous le savons. C’est comme ça. Rien ne sert d’avoir peur, la mort est au bout. Partant, il est possible de trouver l’apaisement. Jamais dans l’abondance, jamais dans l’artifice, jamais dans le mensonge. Dans la contemplation.

Dimanche.          Animal de compagnie ou téléviseur, même combat. Acheté pour distraire jusqu’à sa défaillance, sa mort. L’Homme pleurniche mais rachète, remplace – sous peine d’une compulsivisé inassouvie. Peur de l’ennui, peur de la solitude. L’Homme ne vit plus que par procuration.

Journal inadapté: Project

© 2022 par Charlotte Moineau

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