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LA GAUCHE CATHOLIQUE

Décembre 2020

Il ne s’agit pas de savoir, il s’agit de sentir. Sentir la brise hérisser le duvet de son bras, sentir le vin ruisseler dans sa gorge, sentir l’ivresse, sentir l’amour, sentir chaque partie de son corps, sentir le corps de l’Autre. Arrêter d’avoir peur. Aimer.

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Je crois. Du plus loin qu’il m’en souvienne, j’ai su que c’était Vous. Votre souffle, Votre présence, Votre sagesse. Enfant, mes joies s’accompagnaient de Votre fanfare qui, sous d’heureux applaudissements, substituait des rires aux rires. Plus tard, c’est aux pleurs que Votre main sut prêter son foulard. Vous sera à jamais ce que j’aurai voulu que Vous soit et, pas de méprise : je ne sais pas qui Vous est. Mais tout est là, mon âme brûle de la flamme catholique, de l’amour reçu et de celui à donner. Je suis la somme de mes cultures, je suis le résultat de mes erreurs, je suis l’absoluité de mes incertitudes. A l’aune d’une société du vacarme et de l’intransigeance : je suis une catho de gauche.

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Assise dans une petite pièce à peine plus lumineuse et plus chauffée qu’une masure, observant d’un Å“il égaré le dehors et tentant de dompter la vitesse des flocons qui achèveraient inéluctablement leur course sur un sol déjà encombré, j’interrogeai l’harmonie catholique dans ces blanches particules de Dieu ; des sujets d’un Tout parfait, envoyés sur Terre avec pour seule certitude le retour au Tout, à l’issue d’un chemin sinueux. Nous sommes tous pareils, des flocons éphémères demeurant tributaires de l’impact final. L’harmonie semble parfaite, toute trouvée. Pourtant, au cours de ma chute, mon regard esthète assiste, impuissant, à une irrégularité inquiétante que beaucoup préfèreront ignorer de peur de mettre au jour un débat que l’on croyait caduc. Notre poussière divine se trouve accablée par une division millénaire qui trouve ses racines dans la plus futile des hésitations : sommes-nous de gauche ou de droite ? Si je n’ai pas encore assisté à la scission du Ciel distinguant la gauche des catholiques, il semblerait que l’Histoire française l’ait observée de près, jusqu’à garantir son installation effective et catégorique. La gauche n’est-elle pas le fondement principiel de l’émotion catholique, de la charité sacerdotale ? Ce qui m’apparaît comme la plus pure des évidences reste, depuis des siècles, renié voire attaqué par nombre de croyants qui, d’une union spirituelle réduite aux cendres, terminent de faire naître deux religions a priori contraires : la gauche et le catholicisme.

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Il faut dire que le mariage du catholicisme avec la société française a souffert d’une incertitude croissante qui précipita son virage à droite. La faute à Rousseau – toujours lui. Notre homme était pourtant de bonne foi ; si la Nation doit garantir la liberté religieuse individuelle en limitant l’intrusion du Souverain aux affaires publiques, elle se doit dans le même temps d’ériger une religion civile au-dessus de tout arbitraire théologique. Car Rousseau est clair, le manque de considération chrétienne pour les choses terrestres a retiré du même coup son arme et sa bravoure au soldat. Il en va donc de la survie de l’Etat : le citoyen se devra d’aimer sa patrie avant sa foi, Amen. Mais en voulant faire cohabiter religion et citoyenneté, le Contrat social leur offrit la plus vierge des tribunes afin que s’y déroule une guerre perpétuelle pour le pouvoir, marquée de tensions tantôt exponentielles, tantôt apaisées, mais jamais déçues. 1793 verra le symbole rousseauiste dépossédé de sa nature conciliante, dans une logique tout assumée d’anticatholicisme. Les républicains déclarent la lutte contre l’Eglise qui s’enfermera peu à peu dans un obscurantisme incompatible avec les nouvelles doctrines ; au progrès, l’ordre casuistique lui préfèrera un passéisme soutenu, du temps où le bûcher suffisait amplement à dissuader le plus téméraire des sujets. Déjà le lien se brise et souligne la difficile survie d’un catholicisme pieux face aux exigences de ce que Gambetta appellera « une coalition de convoitises dynastiques Â»[1]. Mais l’espoir paraît encore sous les traits d’une IIIe République diplomate lorsqu’en 1905, Eglise et Etat français s’autorisent à séparer leur destin ; on mise alors sur l’évolution naturelle des mÅ“urs sociétales pour enfin finir d’enterrer une hache décidemment trop lourde à porter. L’horreur des deux Guerres mondiales viendra par ailleurs cimenter un besoin réciproque de fraternité loué par Aragon dans La Rose et le Réséda :

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Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas
Un rebelle est un rebelle
Nos sanglots font un seul glas

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Le constat devient manifeste, l’adversité sait rassembler les fidèles autour d’une religion commune : la République. Par ailleurs, la « deuxième gauche Â» du protestant Michel Rocard jouera un rôle fondamental dans le renouveau d’une gauche trop marquée par le marxisme et sera rejoint par nombre d’intellectuels catholiques et chrétiens. Le conflit idéologique se cristallise donc peu à peu dans les partis politiques, lesquels se montrent particulièrement expressifs durant la crise algérienne ; la gauche catholique, minoritaire, s’engage auprès de ses camarades d’armes dans la lutte contre la torture et le colonialisme.

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Le catholicisme a plié sans rompre à l’appel d’une formidable cohésion insoupçonnée. Les intellectuels autrefois revanchards méritent alors leur titre en défendant l’idée transcendantale – elle aussi – d’un Etat uni et laïque. L’Histoire aurait pu prendre fin ici, sans suite, sans frasque, sans pavé dans la mare. Viendra déranger notre France du réveil ce qu’Henri Tincq appellera, des années plus tard, « l’intransigeance catholique Â»[2], menée de front par la « Génération Maurras Â» de la Nouvelle Action française qui lève le tabou d’une extrême droite catholique décomplexée, mise sur le devant de la scène par un certain Jean-Marie Le Pen dès 1972, à la création du Front National – projet qui, rappelons-le, sera porté tant par des Compagnons de la Libération que par d’anciens ayatollah SS. Que l’on érige un fanion de l’Hallelujah, les cathos seront désormais fièrement représentés par une famille tout-comme-eux dans le paysage politique français !

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« A force de se creuser la tête, on finit par y enterrer toute pensée Â»[3], prévient Sylvain Tesson… A croire que nos amis traditionalistes méditèrent des mois durant, jusqu’à risquer la mise en boîte du pauvre Rocard. Tradition et hérédité viendront rythmer les apparitions médiatiques de Mgr Lefebvre à l’aune du Concile Vatican II, s’attachant à solidariser les catholiques à droite de l’échiquier. Comme un dos marqué au fer rouge, comme un tatouage hardiment exhibé, le catholique est de droite. C’est d’abord la victoire d’une stratégie de la peur imposée aux Français : convaincre qu’il faut avoir peur, convaincre donc qu’il faut agir face au nouveau défi de l’immigration – clandestine ou non, mais illégitime – mais surtout face à l’ennemi funèbre du progressisme. Un vilain mot pharisien, que le catho de droite ne peut plus autoriser ; il aura vu dans le libéralisme le pêché de l’individualisme consumériste et dans le socialisme une curiosité moderne qu’il ne comprend pas, qu’il est dans l’incapacité d’approcher. Le pas est trop grand de deux siècles. C’est ensuite la disparition graduelle de la liberté de conscience catholique, « tu voteras à droite, mon fils Â». Une sommation divine. 2012, puis 2013 finiront d’achever la métamorphose du catholicisme français en arme politique.

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Au bord des larmes et le trouble des yeux encore fixe sur mes flocons qui ne cessent de frapper le vent, je constate la division du Ciel que l’Histoire avait vu avant moi. Je vois ces deux armées, ces deux religions si distinctes qu’aucune force, si vigoureuse soit-elle, ne semble pouvoir les réunir. Je me rappelle le paganisme rousseauiste et alors mes protagonistes brandissent leurs armes : la gauche et le catholicisme vivront et mourront dans la fidélité de leurs dieux, pour leurs dieux, répondant à l’appel divin du combat contre la mécréance. La religion civile s’éteint et signe le triomphe de la guerre perpétuelle ; on aura senti le Panthéon trembler d’un Rousseau en souffrance.

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Beauté et Sagesse. Ce que les Italiens réuniront en un seul mot : la Sapienza. Un mot au-dessus de toute science, de tout savoir. D’Amour et de Lumière nait la Sapience. Contempler la lumière de Dieu ou la lumière projetée par l’intermédiaire de l’être aimé, voici la source d’un bonheur qui sait défier la mort, car elle la dépasse. La beauté, alors, rend heureux. Et si elle se personnifie, alors la Sapience en est l’incarnation la plus délicate, la plus parfaite.

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Me voici guidée par cet étrange absolu, certaine d’y pouvoir soustraire la tolérance qui guidera les fidèles dans la voie du Bien. Cette tolérance catholique sera le prophète d’une République hors de principe, noyée dans sa servitude mercantile. Alors, notre gauche se décidera à croire dans la nécessité morale du rapprochement avec Dieu, cessera de porter accusation à l’encontre d’une transcendance hors d’atteinte, méditera la parole d’un Jules Simon en colère dont le seul péché républicain résidait dans son amour spirituel. Si les citoyens français sont encore héritiers des flammes d’un paradoxe catholique hésitant entre une main tendue et un poing fermé, le catholicisme social renaîtra de ses cendres en phÅ“nix immortel et proclamera le triomphe de La Croyance, gardienne des seules vérités théologiques et terrestres : amour et compassion. La Sapience créa le juste, la providence l’en fera ministre.

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Mais avant de flatter l’ego du pouvoir à l’aune d’une très politisée gauche catholique, notre dévotion doit forger l’âme du catholicisme de gauche. Observez les mains d’un artisan, voyez comme les lignes marquent le temps du pèlerinage vers une religion du travail ; c’est au travail que revient le mérite de la bonté humaine. Jean Ferrat nous regarde du haut de sa colline, l’œil vif et la moustache fleurie et tendant sa large main aux marcheurs de la rédemption qui viendront porter au monde la voix des camarades du souvenir. Ces hommes réhabiliteront la bonne logique d’un humanisme consciencieusement abattu, pour se revendiquer disciples de la morale kantienne ; la maxime de leur action sera érigée en loi universelle. De la peinture chrétienne aux lamentations de Monteverdi, des déclarations passionnées du cinéma italien aux fragments amoureux des images d’Eugène Green, nos larmes ont déjà témoigné et témoigneront encore du dévouement des charpentiers de Dieu.

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Ainsi l’âme sage se découvre-t-elle dans le travail, quelques fois dans le sacrifice. La tradition aura voulu que les Recluses nous montrent la voie de l’abnégation : revenir à soi pour aller vers l’autre. Qu’elles priaient pour nous ! Le tout de leur action se jouait dans l’attente d’un vagabond perdu et alors, elles imploraient le Ciel pour la vie du brave de passage. Les Recluses ont précédé toute compréhension moderne du dévouement, seule vérité qui vaut une résistance. Apprenons le silence lorsque la vie à nos côtés murmure, apprenons le recueillement lorsque les yeux soupirent, apprenons l’écoute lorsque les âmes implorent, apprenons l’attente lorsque personne ne vient. Attendre. L’Electre de Jean Giraudoux disait déjà : « Le seul bonheur que j’ai connu en ce monde est l’attente. […] C’est un bonheur pour vierge. C’est un bonheur solitaire. Â» L’attente. L’attente rêveuse, jamais triste. Nous mourrons, nous le savons. C’est comme ça. Rien ne sert d’avoir peur, la mort est au bout. Partant, il est possible de trouver l’apaisement, la foi, l’amour. Jamais dans l’abondance, jamais dans l’artifice, jamais dans le mensonge. Dans la contemplation. De l’importance de cette dernière dans la confirmation d’une Ecole de la Sapience, autrefois incarnée par l’Ecole de Dieu – aujourd’hui disparue.

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Il est des moments, des lieux où toute musique est inutile, voire impropre. Le jazz, le baroque, le chant lointain d’une trompette. Ces moments de contemplation, d’introspection ne peuvent être accompagnés d’une autre forme d’expression que soi-même. Ce sont ces moments que je chéris le plus. Ces généreux temps de vie qui confisquent leurs angoisses aux plus anxieux et libèrent les citadins des psychoses et de leurs troubles obsessionnels, le temps d’une balade rue Mazarine. Le bruit peut bien sûr être productif, propice à la réflexion, à la seule condition qu’il n’entre pas en soi. Il doit rester à la porte, afin que nous puissions seulement l’observer comme une muse, à travers les vitres de notre fenêtre. Parfois, l’architecture en devient vulgaire. Nous voulons vivre l’essentiel. Alors, les bâtiments sont de trop. Nous préférons le sol, la terre. Nous baissons la tête en espérant ne plus rien voir d’autre que nos pieds et ce qui les supporte. La tendresse fleurit, tout à coup, lorsqu’elle rencontre l’essentiel. Et, telle une étrange illumination rimbaldienne, la marche de l’introspection sauvera le monde d’une atroce perversion au nombrilisme, rendant nos enfants à l’intelligence pudique de la contemplation. Ainsi, nous pourrons de nouveau affirmer Â« je suis de gauche parce que je suis catholique Â», mais également et, par effet de réciprocité : « je suis catholique parce que je suis de gauche Â». Et la gauche catholique ne sera devenue qu’une tautologie de plus dans une langue française encore marquée d’infidélités.

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Mes pupilles se sont soumises au travail de l’écriture depuis de trop longues heures, maintenant. La lumière est éteinte, la nuit s’unit déjà au jour et moi, je reste là, assise dans ma masure et effaçant le froid des vitres intérieures. Je suis presque aveugle mais je crois discerner, sous une épaisse fumée de fatigue et de mélancolie, un Ciel bleu.


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[1] Léon Gambetta, Le cléricalisme, voilà l’ennemi ! [Discours à la Chambre des députés], 4 mai 1877, Versailles.

[2] Henri Tincq, La grande peur des catholiques de France, Paris, Grasset, 2018.

[3] Sylvain Tesson, Géographie de l’instant, Paris, Editions des Equateurs, 2012.

La Gauche catholique: Profession

© 2022 par Charlotte Moineau

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