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Notes

Z COMME ZYAD

Mars 2022

Il était toujours dernier, Zyad. Son prénom commençant par la dernière lettre de l’alphabet, peut-être y était-il prédestiné, qui sait.


* * *


Lourdement accoudée sur la seule chaise qui habite cette pièce trop vide depuis plus de cinq ans, j’ai soudain le sentiment étrange de n’avoir jamais eu pour seule activité que d’être assise là, face à la mer qui me toise depuis sa terrasse de soleil. La chaleur envahit la pièce et créé un tourbillon d’ivresse. Je suis dans l’ombre de ma chambre, devant mon bureau, quatre bâtons de bois rongé surplombés d’une planche hésitante sur laquelle est posée une feuille de papier froissé, et je dois écrire. Mais faute d’encre noire et d’inspiration, la blancheur du support me donne le vertige et je préfère laisser mes paupières s’alourdir au son des cigales, devant le spectacle mélancolique des vagues frappant le coeur des calanques. La Méditerranée s’offre à moi, ici, depuis toujours je le crois, à cette fenêtre.


La mer, un nuage blanc, puis un voile noir. Je m’endors le corps encore figé par la détresse que m’inspire cette page blanche, et le poids de mon sommeil a finalement raison de mon devoir pour laisser place au souvenir.


* * *

​

Je me souviens. Marseille, le Panier. Maman, Zyad et moi. Du plus loin qu’il m’en souvienne, j’ai toujours passionnément aimé mon grand frère. Enfants, nous jouions souvent à chat perché derrière l’école en attendant que maman vienne nous chercher – nous n’avions pas encore le droit de rentrer seuls. J’étais plus petite et plus fragile, mais j’étais vive et Zyad peinait à m’attraper. Lorsqu’on faisait la course sur le chemin de la maison, alors que maman criait pour qu’on fasse attention à nos lacets, j’arrivais toujours devant mon frère pour toucher la poignée de la porte d’entrée en bois, qui allait bientôt céder sous nos enfantillages. Je crois bien qu’il n’aimait pas faire la course car il vivait mon avance comme une humiliation insupportable, ce qui lui rappelait sans doute son retard scolaire et les railleries des camarades de classe.


Il était toujours dernier, Zyad. Il semble qu’il le savait mieux que personne, mais que beaucoup s’amusaient malgré tout à le lui notifier, le faisant entrer dans une colère noire que rien ni personne ne pouvait apaiser – pas même les chocolats de Madame Safrana, au troisième étage. Mais nous étions jeunes et j’admirais mon grand frère, assez aveuglément peut-être pour ne retenir que nos fous-rires, préférant laisser aux autres les larmes et la détresse qu’il ne m’aurait de toute manière jamais montrées, et que je n’aurais jamais comprises.


Plus tard, Zyad rentrait plus rarement à la maison et je ne partageais désormais le thé à la menthe de notre tante Samira qu’avec la télévision. Un jour – c’était un jeudi –, je me rappelle avoir surpris une violente dispute entre maman et Zyad, à propos de la religion ; comme d’une mère à son fils, maman faisait la leçon à mon frère et lui reprochait sa conduite, ses larcins, et son repli sur soi. Elle lui disait qu’il était un mauvais musulman.


Le lendemain, il était parti, là-bas. Tout est encore très confus et les contacts avec lui sont devenus très rares, car on les empêche d’écrire et de téléphoner. Je crois qu’il est mort.


* * *


Un voile noir, un nuage blanc, puis la mer. L’eau semble plus calme encore que lorsque je me suis endormie. Je me frotte le visage, fatiguée du voyage que m’offrent trop souvent les rêves du passé. Parfois, je vois ses yeux dans le creux des vagues que j’imagine flotter jusqu’en Syrie ; deux amandes d’or qui me regardent d’un ton rieur, l’air de dire que je ressemble à un paresseux neurasthénique. Nous avons de nouveau dix ans et il me demande d’écrire. Ma feuille encore immaculée, seuls m’éblouissent à présent l’amour et l’espoir de revoir un jour celui pour qui je m’arrêterai de courir avant d’atteindre la poignée de la porte d’entrée en bois, pour le laisser gagner et être le premier.


J’écris : « Mon grand frère adoré, j’espère que tu auras cette lettre. »

Z comme Zyad: Project

© 2022 par Charlotte Moineau

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